Quelles sont les limites planétaires et à quoi sert ce concept en écologie ?
REPUBLICATION DE Nastasia Michaels chez GEO.FR - Publié le 05/06/2023
L’humain consomme-t-il davantage de ressources que la planète Terre ne peut lui en offrir ? La question se pose avec un regard plus aiguisé depuis la publication du rapport “Les limites à la croissance” en 1972 – aussi appelé “rapport Meadows” en référence à son auteur principal, le professeur Dennis Meadows du Massachusetts Institute of Technology (MIT) et son épouse Donella Meadows.
Ces travaux de modélisation, qui prenaient en compte la population humaine, la production agricole, la production industrielle, les services (tels que la santé et l’éducation) – mais aussi les ressources non renouvelables comme les métaux ou le pétrole – et enfin la pollution, ont abouti à une dizaine de scénarios sur l’avenir du système Terre.
Or, d’après des études réalisées par la suite (Turner, G. 2014 et Herrington, G. 2020), notre trajectoire actuelle se rapprocherait des deux premiers scénarios issus du rapport Meadows… ceux qui, malheureusement, conduisent à un effondrement.
Quelles sont les neuf limites planétaires ?
Les chercheurs Johan Rockström de l’université de Stockholm en Suède, Will Steffen de l’université nationale d’Australie et leurs collègues ont développé en 2009 le concept de “limites planétaires”, c’est-à-dire de ressources ou de fonctionnements de notre planète dont le dépassement conduirait à un basculement des équilibres planétaires (Rockström, J., W. Steffen, K. Noone et al. 2009).
Les neuf limites planétaires initialement définies par ces scientifiques sont les suivantes :
- le changement climatique ;
- la biodiversité ;
- les cycles de l’azote et du phosphore ;
- l’eau douce ;
- la couche d’ozone ;
- l’acidification des océans ;
- les changements d’usage des sols (comme la déforestation) ;
- la pollution atmosphérique ;
- la pollution chimique.
Mais à quoi sert-il, finalement, de parler de limites planétaires ? Avant tout, à changer de regard. “Bien qu’étant journaliste scientifique et ayant travaillé sur de nombreux sujets d’environnement, je me suis moi-même rendu compte que je n’avais pas pris conscience de la magnitude du problème”, confie à GEO la journaliste, conférencière et enseignante Audrey Boehly.
“J’étais très focalisée sur la problématique du climat […] que j’appréhendais uniquement comme un problème technique : l’urgence, c’était de décarboner notre énergie, mais sans forcément remettre en cause notre mode de vie.”
Or, cette ingénieure de formation a vu sa perspective bouleversée par une lecture, celle du rapport Meadows. Et par son message clé : la poursuite infinie d’une croissance économique dans un monde fini conduit inévitablement l’humanité à la catastrophe.
“J’ai pris conscience que nous n’étions pas juste en face d’un problème climatique, mais que nous étions en train de dépasser, une à une, toutes les limites planétaires. Plus qu’une affaire technologique, cela relevait finalement de l’organisation de nos sociétés”, explique-t-elle.
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“Dernières limites” : les limites planétaires vues par des experts français
Dans son livre Dernières limites (éditions Rue de l’échiquier), Audrey Boehly a interrogé une dizaine d’experts des domaines concernés, tels que la co-présidente du GIEC Valérie Masson-Delmotte (CEA), le président du conseil scientifique de l’Institut océanographique de Monaco Philippe Cury (IRD), l’experte de l’IPBES (équivalent du GIEC pour la biodiversité) Sandra Lavorel (CNRS), ou encore la membre du comité national de l’eau Florence Habets (ENS), entre autres.
Tous ces scientifiques dressent certes un constat plus qu’inquiétant, mais ils proposent aussi des pistes d’actions concrètes. Lesquelles ont la particularité de ne pas se borner à leur propre domaine d’expertise. “Pour mettre en œuvre des solutions pertinentes, il faut avoir en tête cette vision systémique, c’est-à-dire une vision globale des enjeux écologiques. La biodiversité, l’énergie, l’agriculture… Tout cela est lié, à l’image d’un jeu de dominos”, illustre la journaliste.
L’approche des limites planétaires permettrait ainsi d’écarter les “fausses solutions” consistant à agir sur une limite planétaire en négligeant les autres. C’est le cas, par exemple, des agrocarburants (ou biocarburants). Ces carburants à base de produits agricoles remplacent certes l’essence issue du pétrole pour les transports, luttant ainsi contre le changement climatique. Mais leur généralisation reviendrait à dépasser plusieurs autres limites planétaires, comme celle des changements d’usages des sols, puisqu’il faudrait cultiver davantage de terres pour en produire en quantité suffisante.
Au contraire, les “solutions basées sur la nature”, qui consistent à régénérer des écosystèmes naturels (forêt, mangrove, etc.), “nous permettent de lutter à la fois contre le réchauffement climatique, mais aussi de réparer plusieurs autres limites planétaires (qualité de l’eau, biodiversité…)”, souligne Audrey Boehly. L’agroécologie, mais aussi la mise en place d’aires protégées avec un niveau de protection exigeant : “ces solutions sont placées, dans le rapport du GIEC, parmi les mesures phares – juste derrière les énergies renouvelables”, souligne Audrey Boehly.
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Quelles sont les 8 limites planétaires redéfinies en 2023 ?
Le concept de limites planétaires n’est pas immuable : depuis les travaux initiaux de Rockström et Steffen, des scientifiques ont tenté de l’enrichir. Notamment en intégrant à cette notion les besoins humains. “C’est ce qu’avait fait l’économiste Kate Raworth (Raworth, K. 2017) à l’origine de la “théorie du donut” [ou doughnut]. Celle-ci prend à la fois en compte un “plafond” des activités humaines, qui correspond aux limites planétaires, mais aussi un “plancher” qui représente les besoins humains. Entre les deux, se trouve une zone juste et durable pour l’humanité”, précise Audrey Boehly.
C’est également l’approche adoptée par les auteurs d’une étude publiée le 31 mai dans la revue Nature (Rockström, J., Gupta, J., Qin, D. et al. 2023). Non seulement les limites planétaires sont redéfinies et il n’y en a plus que huit (la couche d’ozone, l’acidification des océans et la pollution chimique ne sont plus comptées séparément, tandis que d’autres limites se distinguent), mais elles prennent aussi en compte les besoins humains.
Voici les huit limites planétaires redéfinies en 2023 :
- le climat ;
- l’intégrité fonctionnelle des écosystèmes (ex “biodiversité”) ;
- le cycle de l’azote ;
- le cycle du phosphore ;
- l’eau douce souterraine ;
- l’eau douce de surface ;
- la surface occupée par les écosystèmes naturels (ex “changements d’usage des sols”) ;
- les aérosols (ex “pollution atmosphérique”).
D’après cette étude, sept des huit limites planétaires sont dépassées en termes de zone juste et durable pour l’humanité (le climat, l’intégrité fonctionnelle des écosystèmes, le cycle de l’azote, le cycle du phosphore, l’eau douce souterraine, l’eau douce de surface et la surface occupée par les écosystèmes naturels), dont six dépassent même le “plafond” (seul le climat n’excède pas celui-ci).
Comment faire pour ne pas dépasser les limites planétaires ?
Si l’on écoute les experts Français au sujet des limites planétaires, il est intéressant de noter que la plupart des solutions qu’ils proposent se rejoignent. “Il s’agit bien sûr de sortir des énergies fossiles, mais c’est aussi un enjeu de sobriété, résume Audrey Boehly. Il nous faut réduire notre empreinte écologique : nous produisons davantage de pollution que la nature ne peut en absorber, et nous consommons trop. À la fois en termes de ressources renouvelables issues de la biosphère, et de ressources non renouvelables que nous sommes en train d’épuiser – les énergies fossiles, les métaux, le sable [qui représente la 2e ressource naturelle la plus exploitée au monde après l’eau], etc.”
Les limites planétaires nous invitent par ailleurs à relativiser le succès des innovations technologiques susceptibles d’entraîner un “effet rebond”, c’est-à-dire une surconsommation et donc, de la pollution. “Prenons le cas de la voiture : les moteurs thermiques sont désormais bien plus efficaces [une distance prolongée avec moins de carburant] qu’ils ne l’étaient il y a 15 ou 20 ans. Mais du fait que l’on parcourt davantage de kilomètres, et ce, avec des voitures plus lourdes, au final, nous consommons aujourd’hui plus d’essence qu’avant”, explique Audrey Boehly.
Pour la journaliste, la réduction de notre empreinte écologique démarre certes à l’échelle individuelle, mais le niveau collectif demeure incontournable. “Par exemple, si l’on veut utiliser moins sa voiture et prendre davantage le vélo de manière à consommer moins d’énergie, il s’agit certes d’une initiative individuelle. Mais cela se heurte très vite aux infrastructures – les pistes cyclables – décidées au niveau collectif”, illustre-t-elle. D’où l’urgence “que les citoyens se mobilisent pour faire pression afin d’obtenir des politiques publiques qui soient à la hauteur des enjeux.”
Reste maintenant à entendre le message. Force est de constater que plus de 50 ans après la publication du rapport Meadows, la croissance économique a continué à grimper de manière exponentielle.
“Si nous continuons à avoir une vision dispersée et parcellaire des enjeux écologiques – avec uniquement des COP, des débats ou des sommets consacrés séparément au climat, à l’océan, à la biodiversité, au plastique, etc. –, nous ne ferons qu’éponger l’eau au lieu de réparer la fuite, prévient l’autrice de Dernières Limites. Car nous continuerons à passer sous silence le fait que tous ces problèmes ont une même origine : la poursuite de la croissance au-delà des limites planétaires. On ne peut pas s’en sortir sans s’attaquer à la racine du problème ni changer notre modèle de société.
« La masse totale des plastiques sur la planète dépasse désormais la masse de tous les mammifères vivants » expliquait la professeure Bethanie Carney Almroth, au Guardian